Texte de Sylvie Lacerte. 9 janvier 2005

À la vue du travail de Lise-Hélène-Larin, nous sommes happés d’entrée de jeu par un éboulis de polygones. Alors, la métaphore du glissement de terrain est non seulement saisissante, mais certainement opératoire dans le cas des plans fixes des animations 3D de cette exposition éponyme .Ce qui nous vient immédiatement à l’esprit, à l’évocation de ce genre de cataclysme, est bien entendu la vision apocalyptique de pans entiers de paysage déboulant vers un cours d’eau, la mer, le fond d’un ravin ou encore vers des profondeurs abyssales. La métaphore devient une mise en abîme de techniques et de disciplines ayant servi à créer ses images de synthèse abstraites et intrigantes. La somme et l’agencement des polygones virtuels, conçus à l’aide d’un logiciel d’animation 3D, nous confrontent à d’autres formes et notions du paysage que celles dont nous avons hérité, depuis la Renaissance, avec la vision projective de la perspective linéaire, inventée par l’architecte et mathématicien florentin Léon Batista Alberti (1450). Donc, à la Renaissance tout comme aujourd’hui, le paysage fut et est toujours pure invention de l’homme. Le paysage naît d’un point de vue ou d’un punctum comme aurait dit Barthes. Ce point de vue idéel du paysage fût notamment immortalisé, il y a plus de cinq cents ans, par les tableaux de peintres tels Le Pérugin, Paolo Uccello, Piero della Francesca ou encore Raphaël. Tous firent usage de la perspective linéaire filant vers un point de fuite installé sur une ligne d’horizon. Alberti disait de la perspective qu’elle était une «fenêtre ouverte sur le monde». Et d’ailleurs, le paysage extérieur était souvent visible, dans ces mêmes tableaux, à travers le cadre d’une fenêtre qui nous menait vers des profondeurs de champ jamais représentées jusqu’alors. Néanmoins, le point de vue demeurait unique et fixe, puisqu’il n’y avait qu’une seule ligne d’horizon. Avec les Glissements de terrains, le punctum albertien et barthésien disparaît. Nous sommes en présence d’un paysage abstrait et mouvant en trois dimensions dont le point de vue se situe dans l’œil du créateur, et non plus dans celui exclusif du spectateur, puisque ce paysage bouge sans cesse et dans tous les sens. Il y a, à l’évidence, une perte de repères, une perte d’équilibre pour celui qui, instruit de la perspective linéaire, sent le terrain lui glisser littéralement sous les pieds vers la zone inconnue du paysage virtuel abstrait.

Ce glissement de terrain incarne une allégorie foisonnante. Il porte à réflexion et convoque la transdisciplinarité qui est à l’œuvre dans ces plans fixes, par des «collaborations» entre l’art, la science (les langages mathématique et informatique) et la technologie. Ce cataclysme, ce bouleversement tellurique, crée inéluctablement l’apparition d’un autre type de paysage, d’une nouvelle réalité, d’une façon inédite d’appréhender l’image, d’une manière inattendue de voir et de regarder, mais aussi d’un nouveau savoir-faire technique/technologique des systèmes d’application et des logiciels, voire d’une nouvelle discipline.

Cette transformation temporelle et dimensionnelle est échafaudée par une série de calculs qui simulent le mouvement et la troisième dimension, tantôt par la suggestion d’un paysage (avec une fausse ligne d’horizon) ou d’une matière organique humaine ou encore par l’évocation d’une cellule vivante et vibrante grossie au microscope. L’identification par le spectateur de formes connues ressortit du phénomène de l’aperception/perception qui fait appel à ses facultés cognitives pour la re-connaissance des signes qui forment l’image et la sémiotique de l’œuvre. Pourtant, malgré certains repères, car il faut bien en garder quelque-uns, nous sommes confondus par cette utilisation non-conventionnelle des logiciels (Softimage et Photoshop). En effet, l’artiste n’applique plus le procédé 3D avec le dessein de suggérer une représentation de la réalité «figurative» où des acteurs vivants, par exemple, sont remplacés par des acteurs de synthèse, comme on peut maintenant le voir au cinéma. En plus des personnages virtuels aux formes humaines, pensons aussi aux monstres mythiques ou futuristes de même qu’aux structures architecturales et aux panoramas grandioses et fantasmatiques – encore élaborés sur les bases de la perspective albertienne –, issus de l’imaginaire des créateurs des productions hollywoodiennes à grand déploiement. Larin détourne donc le procédé de l’animation 3D, dans la création d’un univers non plus de représentation ou de simulation du réel, mais plutôt dans un monde d’évocation de paysages abstraits virtuels qui nous font pénétrer dans un lieu, une place, un site, une atmosphère, une dimension, jusqu’ici encore peu explorés.

Si les techniques d’animation 3 D du cinéma sont perverties puis intégrées par l’artiste pour arriver à d’autres fins, cela ne l’empêche pas d’avoir recours à une rigueur implacable dans ses calculs et dans ses animations pour créer ses univers en mouvement. Elle a néanmoins choisi, le temps de cette exposition, de nous les présenter en photographies simulées, en plans fixes, en arrêts sur images. Appelons-les des 3D stills, en évoquant peut-être, dans un tout autre ordre d’idées, les «film stills» de Cindy Sherman. Mais, à la différence des «film stills» de Sherman, les 3D stills de Larin rappellent bien l’idée du mouvement, en dépit de la fixité ou du statisme de l’image, à cause de la profondeur de champ produite par l’effet simulé de la troisième dimension. En fait, ces photographies simulées nous permettent de distinguer de manière plus détaillée la complexité de chacun des plans qui composent l’animation. Et naturellement, l’image elle-même ne nous présente pas des personnages évoluant à l’intérieur d’une trame narrative dans une mise en scène imaginée par l’artiste, à la manière de Sherman.

Les « personnages», dans les tableaux de Lise-Hélène Larin, seraient plutôt les polygones qu’elle « met en scène» pour inventer des paysages aux effets remarquables de transparence et de couleurs riches et chatoyantes qui, même dans les plans fixes, suggèrent une trajectoire oscillatoire. Nous passons d’une image à l’autre en devinant très bien le mouvement des animations originelles, contrairement aux freeze frames des film stills, où les scènes et les personnages sont véritablement figés sur place. De plus, la transparence du support de l’image – des grandes pellicules translucides, à travers lesquelles la lumière ambiante est diffusée –, nous permet d’imaginer et même de percevoir la course et le trajet des animations.

En conclusion, nous pourrions nous demander pourquoi l’artiste a choisi de nous dévoiler ses images en plans fixes. Effectivement, cette manière de nous exposer ses animations de synthèse abstraites, en 3D stills, nous ramène inévitablement à une stratégie de présentation davantage classique, découlant de la modernité, plutôt qu’à une démonstration de facture virtuelle de notre ère post-industrielle. Car en apparence et de prime abord, rien de révolutionnaire ne se déroule sous nos yeux. Mais, il ne faut justement pas se laisser tromper par les apparences puisque les 3D stills sont des images médiatrices qui nous laissent deviner les dessous des animations et qui nous aident à passer d’une dimension à une autre en nous offrant une multitude de punctums, lesquels nous permettent d’entrevoir de nouveaux horizons. Le glissement de terrain est toujours à l’œuvre ici car la caméra virtuelle possède la double fonction de simuler le mouvement ainsi que les plans fixes. Grâce à la «photographie simulée» de Lise-Hélène Larin, le spectateur est ainsi invité, sans heurts, à s’infiltrer dans les «plis» d’une nouvelle invention du paysage et de l’imagerie de synthèse animée.