LA MUETTE SOURD
C’est en 1980 qu’apparaît le premier arbre. Il devenait nécessaire pour Larin de trouver un matériau moins tradtionnel que le crayon de plomb 6H qu’elle utilisait dans ses dessins pâles et intimes « pour mieux m’enfouir dans ma mutité » nous dit-elle.8 Elle dessinait les oignons découverts au fond de son réfrigérateur, « pelure par pelure », en laissant planer sur ces dessins l’ombre de son corps. L’événement Les chroniques de l’inaudible vient ponctuer cette première partie muette de sa démarche.
Elle n’était pourtant pas seule dans sa recherche d’un matériau plus personnel et moins orthodoxe. Les artistes contestaient le « système » et le canon moderniste qui le définissait: la pureté et l’autonomie de l’objet d’art ou la spécificité du matériau. Dès le début de sa démarche, Larin a été touchée par Joseph Beuys, par son utilisation symbolique du feutre, de la graisse et du miel, et surtout par sa sculpture sociale et par son engagement en faveur de l’environnement.
Larin choisit donc l’objet banal par excellence: les élastiques. À l’âge de quatre ans, elle se souvient d’un incident qu’elle avait observé et qui l’a finalement marquée: des élastiques s’échappaient d’une balle de golf coupée en deux. Fascinée par leur malléabilité, elle a commencé par faire des petites formes organiques énigmatiques avec des pages de journaux qui traînaient partout. Larin les a recouvertes de vernis pour leur donner une peau. Tous les types de journaux y ont passé mais bientôt ce furent les éditions du week-end des deux principaux quotidiens montréalais: La Presse et The Gazette. Deux langues. Deux solitudes. Avec les journaux plus volumineux du week-end, les formes devenaient plus grandes et c’est alors que le premier arbre surgit dans sa démarche.
En 1982, elle démontre l’efficacité expressive des élastiques avec deux de ses premières œuvres, Le convertisseur d’élastiques et I Came, I Am exposées lors de l’événement Art et Féminisme au Musée d’art contemporain de Montréal. Ces deux sculptures sont des autoportraits en quelque sorte. La première prend la forme d’une machine qui régurgite des élastiques. L’autre ressemble à une sorte de gros ver qui arbore un masque mortuaire à son effigie. Cette forme grandeur nature est debout dans un sarcophage en plexiglass tandis que les élastiques s’échappent de la bouche du masque. L’œuvre est révélatrice: l’artiste est prisonnière du vernis figé autour d’elle, ses membres enserrés par les élastiques. Elle est muette, incapable de faire entendre sa voix, sinon pour cracher des élastiques, l’élément central de son expression artistique.
Larin continuera donc de tordre du papier journal et de l’attacher avec les élastiques jusqu’à ce que la forme ressemble à un tronc d’arbre. Avec ce premier arbre, l’artiste élabore le répertoire qui sous-tendra ensuite son travail pendant quatre décennies.
Les journaux qu’elle tord pour créer ses arbres racontent les mots, les histoires, les naissances et les décès, la tragédie et la comédie. Ils font l’histoire de nos deux socié- tés, ils sont le discours vécu de nos vies collectives que l’artiste ligote fermement avec ses élastiques. Cette lutte acharnée pour confisquer les mots des autres lui blesse les mains mais le froissement du papier et le claquement des élastiques, « finissent par émettre du sens ».9 L’arbre reconstitué devient le symbole d’une femme incapable d’articuler les mots mais l’objet qu’elle crée parle haut et fort de sa condition. Son geste d’appropriation est aussi un geste de transformation.
Le processus de Lise-Hélène Larin est répétitif. Méditatif même. Accroupie sur le sol pendant des heures et des heures, elle continue de tordre les mots. Elle se les approprie et les retient fermement, tel un bouddhiste qui compte ses perles. Tout son corps est mobilisé: « Les pouvoirs naturels du corps… émergent dans un dialogue tactile avec la matière… (pour vivre) une expérience directe de la température, de la texture, des sons, de la pression réciproque… une attitude rituelle qui privilégie la répétition comme mode de construction ou de création. »10
Ironiquement, ce processus qui souille et noircit ses mains procure aussi une légèreté d’être, une conscience fluide de l’image, du rêve, de la mémoire et de l’intuition. Pour Larin, la répétition «scande le temps … elle englobe le flux des choses… comme si le temps pouvait gagner de l’espace. »11
Ce qui ressort finalement c’est que Larin se dévoile peu à peu dans une relation unique entre la création artistique et l’environnement. Recréer des arbres en réutilisant des journaux est un geste tout simple d’où se dégage sa volonté de communiquer notre interconnexion entre le soi et la nature. À partir de 1980 et durant les sept prochaines années, l’artiste continuera de collectionner les éditions de fin de semaine de La Presse et de The Gazette.
FORÊTS DANS LA VILLE, RÉPÉTITION POUR UNE ÉCOLOGIE
En 1988, toutes les stratégies et préoccupations de Larin sont réunies dans son œuvre performative/installative Forêts dans la ville, répétition pour une écologie. L’événement sera à la fois une entreprise artistique, pédagogique et militante. L’artiste conçoit un catalogue qui explique comment elle a créé sa « forêt urbaine » avec des journaux recyclés. Un an plus tôt, elle avait lancé une campagne de relations publiques pour mobiliser les écoles et les organismes de recyclage. Dans ses sessions de formation pour les enseignant.es du primaire, elle explique son processus et souligne le rôle crucial que l’art peut jouer dans l’éveil des jeunes à l’environnement et à notre interdépendance écologique.
Organisé dans l’ancien Théâtre Élysée de Montréal, l’événement se déroulera un peu comme une pièce de théâtre en cinq actes ou en cinq espaces complémentaires. Forêt/Paradigme, répétition pour une écologie rassemble les trois premiers espaces.
Dans Espace 1, Larin invite le public à « faire un arbre », à vivre cette « esthétique de l’expérience »20 qu’elle avait formalisée avec les performances collectives. Près de 2 000 étudiant.es et adultes arrivent avec leurs propres journaux et les retransforment en arbres sous la direction de l’artiste. Les étudiant.es les ramènent ensuite à l’école pour assembler d’autres forêts urbaines. Une caméra vidéo projette leur geste de recyclage sur le grand écran du Théâtre Élysée, consacrant ainsi l’importance de leur geste dans ce lien entre « l’art et la vie ».
L’Espace 2 présente les 700 arbres que l’artiste et 400 participant.es avaient fabriqués dans son atelier de l’avenue des Pins.21 Chaque arbre porte la trace de son origine : une étiquette indique la date d’impression du journal. On peut même relire le contenu journalistique de chaque arbre sur une visionneuse qui affiche les microfiches du journal. Encore une fois, Larin y imbrique la temporalité; l’installation est à la fois « une mémoire collective et individuelle, comme si le temps s’était cristallisé dans la forêt. »22
Sa troisième installation (Espace 3) rassemble les 225 empreintes réalisées à partir des prototypes en plâtre armé des arbres en papier. Ces « peaux dont nous contemplons l’intérieur » forment un passage en spirale.23 Au centre, la musique que Boudreau a composée à partir du son des performances collectives résonne depuis un puits sonore: « On entend d’abord le déploiement du papier journal par une quinzaine de personnes qui construisent leur arbre. À mesure que le tronc de l’arbre s’allonge, nous entendons ensuite le claquement des élastiques sur la tige. »24 Le puits sonore relie le son des performances collectives qui ont eu lieu dans son atelier et les projections vidéo des performances collectives sur l’écran même du Théâtre Élysée.
Les Espaces 4 et 5 présentent, respectivement, le travail de sept autres artistes engagés en faveur de l’environnement et cinq organismes de recyclage qui distribuent du matériel éducatif.25
Forêts dans la ville, répétition pour une écologie marquera un point critique dans le parcours de l’artiste. Elle aura prolongé l’expérience esthétique au-delà des frontières du système de l’art, dans une arène publique beaucoup plus vaste. Cette manifestation aura souligné, plus que tout autre de ses gestes précédents, sa volonté de bousculer la relation traditionnelle entre l’artiste et le spectateur.ice en misant sur l’interactivité et notre interconnexion. C’est pourquoi l’historienne de l’art et critique Manon Regimbald, dans son analyse de la démarche de l’artiste, introduira le concept de « spec-acteur ou spec-actrice »26 jouant à la fois son propre rôle et celui de l’artiste-auteure tout en observant et en créant du sens dans la fabrication même de l’œuvre. Leurs gestes sont incarnés, sensoriels : le specacteur et la specactrice entendent eux-mêmes le bruit des mots qu’elles tordent et expérimentent la sensation du papier et des bandes élastiques dans leurs mains. Leur propre corps se plie et s’étire. Les spec-ateur et spec-actrice transforment et amplifient le geste et le message de l’artiste pour en faire une action collective fructueuse.
Forêts dans la ville aura mis en lumière les préoccupations environnementales de Larin. Viendra ensuite la création de Papierure, une vidéo pédagogique de 55 minutes qui propose la sculpture avec les journaux recyclés, comme alternative au papier mâché. Des tournées de conférences et d’ateliers dans le cadre du programme gouvernemental du Québec « les artistes à l’école », lui ont permis d’expliquer comment inclure le recyclage dans l’art, en créant un lien avec l’environnement.
Des reconfigurations successives de sa forêt, tout au long des années ’90, ont poursuivi son engagement écologique tout en approfondissant son analyse de l’expérience esthétique. Dans un jardin: mots et images du monde recultivés la forêt se métamorphose en jardin pour évoquer l’idée de recultiver la conscience des relations sociales et environnementales. »27 Pour apporter de la couleur à ses sculptures, Larin y ajoutera des pages de magazines illustrés qu’elle utilisera comme palette, tel un peintre dans sa démarche. L’exposition a eu lieu à la Maison de la culture Mercier. Les sculptures étaient placées devant une toile blanche disposée en arc comme si elles en surgissaient, n’ayant que leurs ombres pour les y rattacher. La sculpture se substituait-elle à la peinture pour renvoyer encore une fois à « la dialectique peinture/ sculpture… »28 toujours latente dans sa démarche?
Une itération particulièrement élégante de la forêt, L’arbre est dans ces feuilles, verra le jour à La Maison Théâtre en 1999. Elle prenait la forme d’un grand rideau (12 x 20 pieds) réalisé à partir des éditions de nombreux quo- tidiens.29 Dès que les gens approchaient de l’installation, une bande sonore faisait entendre le bruissement du vent dans les feuilles.
…cet immense rideau d’arbres révèle, comme au théâtre, les acteurs et actrices qui ont fait la « une » des journaux ces dernières semaines. Mais, écrasés et froissés, les mots ne peuvent plus faire écho au tumulte politique et publicitaire dans lequel se jouerait le destin du monde. Le bruit des feuilles porteur de mauvaises nouvelles fait place au bruit des feuilles excitées par le vent.30
Le mot « feuilles » dans le titre de l’œuvre fait référence à la fois aux feuilles d’un arbre et aux pages d’un journal, ce qui est moins évident en anglais. Le choix du titre de Larin n’est jamais laissé au hasard. Même si elle s’exprime difficilement, elle excelle à manipuler les mots pour créer de l’ambiguïté et pour multiplier les interprétations de l’œuvre.
De 1980 à la fin des années ‘90, la répétition pour une écologie demeurera un élément fondamental de sa pratique artistique. Ce qui avait commencé comme un geste méditatif, lent et solitaire qui imbriquait le temps, le toucher et le mouvement s’est transformé en une action collective qui a donné lieu à un artefact collectif, la forêt: « Ma sculpture sociale a entraîné tout le corps social dans un dialogue sur l’environnement ».31
Le mot « répétition » a lui aussi un sens plus large en français qu’en anglais. Outre la simple réitération d’une action, il désigne aussi le jeu préparatoire qui permet la mise au point d’un spectacle. Chaque acte répétitif tisse dans l’œuvre l’imagination et le geste « d’autrui ».
Tous ces gestes, tant ceux de l’artiste que ceux des specacteurs et specactrices, renferment les mots tordus des nouvelles du jour et s’approprient les structures du discours qui façonnent la conscience sociale. Et voilà qu’ils remplacent la réalité linéaire et rationnelle par une écologie bourdonnante et fertile des sons et des significations collectives.
De 1999 à 2020, la forêt restera ensuite silencieuse, enfermée dans l’atelier de l’artiste comme dans la crypte d’un musée, entourée de bacs de bandes élastiques, de latex en lambeaux, d’autoportraits et bien d’autres artefacts de sa démarche. L’artiste vit dans cet espace comme dans un laboratoire. Elle a pris soin de sa forêt comme l’archiviste d’un musée veillerait sur de précieuses reliques.
En 2007, les arbres les plus fragiles (ceux qui n’avaient pas été vernis) ont commencé à perdre leur « écorce ». Larin a donc fait construire des boîtiers Plexiglass pour les protéger et les soutenir. Entre 2011 et 2017, elle a aussi conçu des cages métalliques pour contenir les troncs vernis plus anciens. Dans leurs nouveaux abris, les arbres devenaient des espèces de sentinelles protectrices. Entourée de leurs réverbérations tranquilles et de leur présence résonnante, Larin s’est lancée à la conquête (foray) d’un nouveau langage : celui de l’animation 3D.